La mort de George Floyd, Noir américain de 46 ans tué à Minneapolis le 25 mai par un policier blanc qui a posé le genou sur son cou, a ému le monde entier et provoqué des manifestations monstres sévèrement réprimées dans tous les États-Unis. Le mot d’ordre : la fin des violences policières et du racisme envers les Noirs. Revenons sur les évènements de ces derniers jours avec Claire Bourhis-Mariotti, historienne, spécialiste des questions de race et de citoyenneté aux Etats-Unis1.

Quelle a été votre réaction à la vue des images de la mort de George Floyd à Minneapolis?
Comme tout le monde, j’imagine, j’ai été choquée car les images ne montrent pas ce qu’on pourrait qualifier de bavure policière ou d’accident. Mais plutôt qu’il y avait une certaine volonté de tuer George Floyd. Donc je n’ai pas été surprise mais plutôt rassurée par la requalification des faits en meurtre au second degré, c’est-à-dire en homicide volontaire. Certes sans préméditation, mais volontaire. Je trouve que cette reconnaissance était importante. Bien sûr, il doit y avoir un jugement, et il reste la présomption d’innocence, mais les images laissent peu de place à l’imagination.
Ce n’est pas le premier cas de violence policière qui se termine par la mort d’une personne noire ces dernières années. Comment expliquer que ce cas précis ait eu une telle résonance, dans tout le pays et à travers le monde?
Effectivement, ce n’est pas la première fois. Tous n’ont pas eu forcément d’impact médiatique ou international. Mais c’est certain que la mort d’un Noir des mains de la police, ce n’est pas nouveau aux Etats-Unis. Pourquoi celle de George Floyd a eu une telle résonance? Je dirais que c’est la concordance de plusieurs choses, qui fait que ce cas a été l’étincelle d’un feu qui couvait depuis un certain temps. Il y a eu très récemment les meurtres d’Ahmaud Arbery par un homme blanc et son fils alors qu’il faisait son jogging en Géorgie, et de Breonna Taylor, ambulancière tuée par des policiers de Louisville (Kentucky) alors qu’elle dormait chez elle.
En plus, nous sommes dans une période de tensions sociales des suites de la crise du COVID-19 : le chômage aux Etats-Unis est extrêmement élevé2, les Noirs sont surreprésentés parmi les victimes du virus. Donc encore une fois, les Noirs sont les plus touchés par un évènement d’une très grande violence. Ajoutez à cela le fait qu’ils sont surreprésentés parmi la population carcérale. En plus, nous avons un président extrêmement clivant, qui fait des déclarations à l’emporte-pièce et ne fait rien pour unifier la Nation. Nous arrivons donc à une sorte de ras-le-bol général. Il suffisait d’une étincelle pour mettre le feu au poudre. Et cette mort n’était pas une petite étincelle.
Le problème n’est pas la police, mais le racisme ancré profondément dans la société américaine, résultant de l’esclavage et de la ségrégation.
Pour ce qui est du reste du monde, nous sommes aussi face à une situation dramatique avec le COVID-19. Comme dans tous les pays ou presque, il y a aussi des cas de violences policières, nous assistons à ces manifestations un peu partout. Et avec les réseaux sociaux, les mouvements se globalisent assez rapidement.
Comment expliquez-vous que les policiers aient encore ce genre de comportement envers les Noirs, malgré les réactions lors des précédents cas, et malgré qu’ils soient filmés?
D’abord, il faut savoir que la police, avec l’armée, était un vecteur majeur d’intégration des Noirs américains dans la nation après la fin de l’esclavage. Donc une grande partie des effectifs de police américaine est composée de personnes de couleur. Donc ces actes sont d’autant plus étonnant. Mais le problème ne concerne pas que la police. C’est le problème du racisme en général dans la société. Là il s’agit d’un policier, mais cela aurait pu être un extrémiste ou un suprémaciste blanc quelconque.
Parce que depuis très longtemps, un certain nombre de Blancs se pensent supérieurs aux Noirs. Et c’est une croyance profondément ancrée depuis la création de la nation américaine. L’esclavage puis la ségrégation ont créé une société à deux vitesses. Pendant l’esclavage, les Noirs libres auraient pu jouir de la citoyenneté mais elle leur était refusée. Après la fin de l’esclavage, le pays a instauré la ségrégation par des lois discriminantes, donc des lois racistes. Donc si on veut changer les choses, ce n’est pas par la loi, puisque l’arsenal législatif existe, depuis les années 60, pour qu’il n’y ait plus de discrimination : le Civil Rights Act de 1964, le Voting Rights Act de 1965 et le Civil Rights Act de 1968 mettant fin à la ségrégation raciale.
Pour autant, le racisme existe toujours et il est ancré dans la tête d’un certain nombre d’Américains. Donc ce qui se passe aujourd’hui pour moi est la conséquence de l’histoire. Et je ne sais pas comment on peut se défaire de cela. Le policier Derek Chauvin, qui a mis son genou su le cou de George Floyd, est certes raciste, mais dans le contexte d’une société qui a organisé l’esclavage des Noirs puis les discriminations à leur encontre de manière légale. Donc il y a une persistance de la croyance en une supériorité des Blancs sur les Noirs. C’est pour cela que les actes racistes ciblent plus les Noirs que les Hispaniques, qui sont désormais plus nombreux que les Noirs dans la population, 16% contre 12% .
Dans le cas de George Floyd, le fait que les quatre policiers aient été inculpés est-il de nature à calmer le jeu? Ou est-ce plus complexe que cela?
Effectivement, la justice a un rôle à jouer pour calmer le jeu. Parce que les réactions de colère à la suite de la mort de George Floyd et les manifestations étaient liées à la peur qu’encore une fois, les policiers allaient s’en sortir. Donc le fait de les avoir arrêtés et de requalifier les faits, et plutôt rapidement comparé à d’autres cas, c’est un message fort de la justice. Qui dit “on reconnaît que c’est un meurtre et on va pas laisser le crime impuni.” Le procès aura lieu et on verra ce qui en ressortira.
Mais en tout cas, c’était important que dans un premier temps la justice reconnaisse la gravité de la situation. Dans les cas précédents, il n’y avait pas procès parce que les affaires peuvent se régler à l’amiable avec les familles sans que cela n’aille au procès. C’est le cas notamment lorsque la justice ne dispose pas de preuves directes. Ici, le problème ne se pose pas. Les preuves sont bien là. Donc la justice n’avait pas le choix. Sinon, les émeutes auraient persisté, ce qui est compréhensible. On verra comment la situation évolue désormais.
Donald Trump ne fait rien pour apaiser la situation et unifier la nation comme ses prédécesseurs. C’est la première fois que le pays connaît une telle fracture
Ce qui est plus compliqué à saisir, ce sont les revendications des manifestants. Jusque dans les années 60, les revendications étaient claires : changer la loi. Aujourd’hui, la loi est là. Mais on a certainement un rejet de Trump qui s’exprime aussi. Et comme on est en année d’élection, cela rappelle les émeutes de 1968 après l’assassinat de Martin Luther King Jr, année également d’élection. Donc c’est peut-être le moment pour les manifestants de dire qu’ils ne veulent pas de Trump à nouveau, qui cristallise les tensions. Car tous les présidents qui ont connu des émeutes raciales avant lui ont su calmer le jeu et unifier la Nation.
Là, quand on regarde les tweets de Trump, ce n’est pas du tout ce qu’il fait. Et c’est une première, dans l’histoire du pays, d’observer une telle fracture. D’habitude, après une élection, le pays se range derrière le président le temps de sa mandature, même ceux qui n’ont pas voté pour lui. Avec Trump, ce n’est absolument pas le cas, et ce depuis le début. Et lui ne fait rien pour apaiser la situation. Quand il commente, il n’est pas dans la réserve que commande sa fonction. Et c’est très choquant. Il a essayé de minimiser la situation, prétendant que les manifestants n’étaient qu’une poignée qui ne représentaient pas le peuple, puis d’accuser l’extrême gauche, les anti-fa, tout en récusant la responsabilité des suprémacistes … Il refuse de reconnaître tout mouvement global qui contesterait sa politique.
Quel impact tout cela peut-il avoir sur les élections de novembre justement?
Je ne sais pas. J’ignore s’il sera réélu. Le problème pour ses opposants, c’est qu’en face il n’y a pas grand chose. Joe Biden est un vieux de la vieille. Et je trouve qu’il ne propose pas quelque chose de transcendant sur la question raciale. Le problème aussi, c’est que les Noirs américains ne représentent même pas 10% de l’électorat. Donc je ne suis pas sure que leur vote seul puisse renverser une élection. En revanche, cela va peut-être amener certains Républicains à réclamer un autre candidat.
Barack Obama est intervenu et a pris position sur les réseaux sociaux. Pourtant, durant sa présidence, il n’y a pas eu de changement dans le sort des Noirs. C’est d’ailleurs pendant son mandat qu’a été créé Black Lives Matter, après la mort de plusieurs Noirs des mains de policiers. Quelle est sa place dans l’histoire sur cette question?
Historiquement, les Américains adorent leurs anciens présidents, alors qu’ils les détestent quand ils sont en place. On l’a vu avec Bush. Obama a été très contesté. Il ne s’est pas passé grand chose pendant ses deux mandats, en ce qui concerne la situation socio-économique des Noirs . A sa décharge, il avait un Congrès à majorité républicaine. Donc à chaque fois qu’il soumettait quelque chose, c’était retoqué. A la force du poignet, il a réussi à faire adopter sa loi instaurant une assurance maladie.
Mais c’était très compliqué et Trump l’a détricotée derrière. Donc on peut avoir l’impression qu’il ne s’est pas passé grand chose. En conséquence, il y a beaucoup de frustration chez les Noirs, même si ce n’est pas eux qui l’ont élu. Ils se sont dit que rien n’avait changé. Il y a eu plusieurs bavures policières et des émeutes pendant ses deux mandats.
Mais il faut reconnaître qu’Obama était dans une situation compliquée. Car le président doit être le président de tous les Américains. Et Obama a vraiment joué le jeu. Il a refusé d’être le président des Noirs. Il voulait être le président de tous les Américains. Contrairement à Trump, qui est le président des gens qui sont d’accord avec lui.
Les violences envers les journalistes sont choquantes car les médias sont un véritable contre-pouvoir aux Etats-Unis.
Aujourd’hui, en tant qu’ancien président, Obama donne son avis, et sa prise de position a été très bien accueillie. D’autant qu’il était apprécié parce qu’il n’était pas un mauvais président. Il avait un style bien à lui. Et il avait une bonne image à l’international, avec de bonnes relations avec les autres chefs d’État et les instances de coopération. Ce qui n’est ps le cas de Trump. Lui vient de sortir de l’OMS, il est sorti des accords de Paris sur le climat. Michelle Obama est beaucoup appréciée aussi. Elle s’est engagée sur l’éducation, sur la nutrition… Donc le couple Obama est très populaire.
Un élément a frappé les esprits concernant les manifestations de cette semaine, c’est la violence à l’encontre des manifestants mais aussi des journalistes. Est-ce que c’est nouveau?
Ce n’est pas nouveau mais c’est peut-être plus intense. Depuis le début de son mandant, Trump se plaint des médias de masse. A part Fox News et les journalistes qui le soutiennent, il a décidé qu’ils ne disaient qu’un ramassis de bêtises, qu’ils n’étaient pas dignes de confiance, que c’étaient des menteurs. Il les a traités d’ennemis du peuple. Donc je ne sais pas s’il y a plus de répressions mais peut-être que les journalistes les montrent plus qu’avant. Ce qui est certain, c’est que dès lors qu’ils sont au cœur des cortèges, ils sont susceptibles de se prendre des coups. Et leur statut de journaliste ne les protège pas. C’est choquant parce que la presse est un vrai contre-pouvoir aux États-Unis. Les médias sont très puissants et disposent de gros moyens de diffusion. Ils en se censurent pas. C’est pour cela que Trump ne les aime pas.
1 Claire Bourhis-Mariotti est Maître de conférences en histoire africaine américaine à l’Université Paris 8, et co-directrice du laboratoire de recherches TransCrit
2 Les chiffres de l’emploi aux États-Unis ont été publiés vendredi 5 juin par le département du travail. Depuis le début de la pandémie, le pays a détruit 19,6 millions d’emplois et a vu le taux de chômage bondir de 9,8 points, soit 15,2 millions de personnes touchées. La situation est finalement moins grave que prévu et les observateurs tablent sur un rebond inattendu de l’économie américaine.