L’historienne Florence Rochefort1 était de passage à Lyon jeudi 1er et vendredi 2 octobre pour présenter le livre qu’elle a écrit avec Bibia Pavard et Michelle Zancarini-Fournel2, Ne nous libérez pas, on s’en charge : une histoire des féminismes de 1789 à nos jours. J’en ai profité pour la faire réagir notamment sur la polémique sur la tenue correcte des jeunes filles aux collèges/lycées.

au CCVA de Villeurbanne vendredi 2 octobre / Photo F.H
Dans une perspective historique, que vous inspirent les revendications des jeunes collégiennes et lycéennes à s’habiller comme elles l’entendent ?
Ce genre de lutte est une constante dans l’histoire des féminismes. Les femmes se sont souvent révoltées pour revendiquer le droit à s’habiller différemment des normes de leur époque. Le moment que nous vivons révèle des mobilisations féministes qui touchent de plus en plus de personnes, même celles qui n’étaient pas militantes auparavant. Ces jeunes filles s’emparent de problématiques récurrentes des féminismes, autour du corps. Elles revisitent ou réinventent des analyses et apportent de nouvelles interprétations, de nouvelles revendications. Elles sont à un âge où elles sont sensibles aux injonctions faites aux femmes, aux standards de beauté et à la mode, au sexisme. Elles nous disent “C’est mon corps, c’est mon choix”.
Et surtout, elles balaient l’argument qui veut que les garçons soient déconcentrés et elles forcément vulnérables. Elles refusent l’hypersexualisation du corps des femmes et veulent changer le regard que la société pose sur elles et leur corps en réclamant une sorte de neutralité. Contrairement aux mouvements des années 1970 qui allaient de pair avec une volonté de libération sexuelle, elles semblent vouloir par leur geste être associées à une critique de la sexualité telle qu’elle est définie par la “culture du viol”, où elles sont des objets passifs du désir masculin omniprésent et prédateur. Ce qui est certain, c’est que ces jeunes filles sont le fruit de ce “moment MeToo” comme nous l’avons qualifié dans le livre. Ce sont de nouvelles formes d’engagement qui émergent pour dénoncer le sexisme et la patriarcat ou encore la culture du viol.
Quelles autres tenues ont fait l’objet de lutte dans l’histoire du féminisme?
Il y a eu la revendication du port du pantalon qui était interdit par décret, mais aussi la jupe culotte ou la culotte bouffante. Lors de l’apparition de la bicyclette, les femmes voulaient pouvoir profiter de cette nouvelle liberté et de ce nouveau mode de déplacement en étant confortable. Cela correspondait dans un certain sens à une forme de féminisme populaire. Et comme pour les jeunes filles d’aujourd’hui, à conquérir une liberté et à une volonté de changer le regard de l’autre. En 1900, certaines féministes réclamaient aussi le droit d’un “féminisme en dentelles” et de porter un décolleté, alors que d’autres refusaient ces signes de “frivolité” qui leur semblaient incompatibles avec le combat pour l’égalité des sexes.
Plus tard, les standards de modes ont évolué et ont tour à tour accompagné ou freiné l’émancipation des femmes. La coupe garçonne ou les robes larges allaient de pair avec une volonté de liberté de mouvement. Puis, dans les années 1930, les créateurs sont revenus à des robes plus près du corps, à un moment où on assistait à un recul des droits des femmes.
“A l’époque de la lutte pour le port du pantalon, les femmes cherchaient à conquérir une liberté, comme les jeunes filles d’aujourd’hui”
En parallèle, il y a une crispation sur le voile et le burkini dans la société. Les féministes s’opposent sur cette question. Pourquoi ?
La question du voile renvoie à la manière dont on interprète l’apparence de l’autre, à la lecture a priori de la signification d’un vêtement sans laisser la parole à la personne concernée. Les opposants dénoncent le symbole d’une soumission de la femme. Alors que pour certaines, c’est une manière d’échapper au marché et aux règles de la séduction, de se soustraire au regard de l’homme potentiellement prédateur, qui va les juger. Par ailleurs, certains courants féministes fustigent les concours de beauté type Miss France pour l’image dégradante de la femme qu’ils renvoient.
Mais dans d’autres sociétés plus corsetées, les femmes vont se servir du maquillage et de la coquetterie pour expérimenter et exprimer leur féminité et par là même braver des interdits. Donc tout dépend du contexte. Mais il est certain que la culture des apparences en France est particulière, si on la compare avec la Grande-Bretagne. Là-bas, on est davantage libre de choisir son apparence par le vêtement ou le signe religieux, y compris dans l’extravagance. C’est une plus grande tolérance ou indifférence à l’égard de choix individuels.
Y a-t-il d’autres sujets sur lesquels les féministes ne sont pas d’accord?
En fait, les féministes ne sont sans doute pas d’accord sur les crop tops. On ne leur a pas demandé de s’exprimer. Mais cela peut, à certains égards, évoquer le clivage qui existe autour de la prostitution. D’un côté, il y a les abolitionnistes qui dénoncent la marchandisation du corps de la femme, dans une société capitaliste et gangrénée par la pornographie. De l’autre, il y a celles et ceux, “pro sexe” qui dénoncent l’hypocrisie et la culpabilisation, et militent pour une sexualité libérée et assumée, à l’image de Virginie Despentes.

Alice Coffin, journaliste féministe activiste et élue EELV à la Mairie de Paris, sort un livre où elle raconte ce qu’être lesbienne signifie aujourd’hui en France. Quels sont les liens entre les mouvements féministes et lesbiens?
Il a toujours eu des croisements entre le mouvement lesbien et le mouvement féministe. Certaines lesbiennes ont choisi sciemment de militer dans les mouvements féministes plutôt que les mouvements LGBT parce que des tensions existent avec les groupes gays. Il y a également des tensions avec les groupes trans. En conséquence, des velléités séparatistes existent, avec l’idée que les lesbiennes doivent mener leurs propres combats. Mais d’autres militantes adoptent une approche de convergence car les objectifs se recoupent grandement. Il y a aussi un rapprochement avec les groupes queer et bi, pour questionner les identités et refuser les assignations liées à la sexualité.
Avec le mouvement MeToo et l’existence d’un secrétariat d’État à l’égalité femmes-hommes, qu’est-ce qui a concrètement changé maintenant que les revendications féministes sont dans le débat public?
Nous sommes à un moment politique majeur. Il faudra du temps pour en voir les effets et peut-être que cette période de crise sanitaire et économique va reléguer ces questions au second plan. Mais la prise de conscience planétaire est là. Pour la première fois, les femmes du monde entier ont pris la parole pour dénoncer la même chose : le climat de peur et les violences subies. En fait, le nombre de plaintes pour viol en France a augmenté, et ce même avant la vague MeToo. Ce qui signifie que le travail des militantes et du féminisme institutionnel a commencé à porter ses fruits, mais il est insuffisant. La chaîne policière et judiciaire doit encore réfléchir à améliorer la prise en charge des victimes et les comportements doivent changer. Les femmes ont un besoin urgent d’être entendues. Leurs témoignages jouent un rôle fondamental. Il faut souligner également une certaine prise de conscience du côté des hommes, qu’on a vus dans les manifestations sans que cela pose question. Et notamment les jeunes générations, qui sont impliquées et sensibilisées à ces problématiques.
Mais comme à chaque fois qu’on enregistre des avancées, on observe aussi un backlash, c’est-à-dire les crispations des forces conservatrices qui parfois précèdent aussi l’émergence d’une mobilisation féministe, comme c’est le cas pour MeToo. Le masculinisme, le suprémacisme, les mouvements anti-IVG très puissants et largement financés internationalement contre-attaquent depuis les années 1990. Des retours en arrière sont possibles ou déjà en cours, notamment dans des pays où l’extrême-droite ou la droite dure nationaliste ont le vent en poupe. Leurs programmes annoncent le retour vers les valeurs traditionnelles de la maternité, du foyer et de la famille hétérosexuelle.
Quelles problématiques féministes ne sont pas encore prises en compte dans le débat ou l’opinion publique?
Il y en a plusieurs. Il y a encore du travail sur le harcèlement de rue, le droit à l’IVG qui n’est pas garanti partout, l’éducation à la sexualité et au sexisme. On se rappelle encore de la polémique des “anti-genre” autour des ateliers ABCD de l’égalité qui ont dû être retirés par la ministre Najat Vallaud-Belkacem juste après leur mise à l’essai dans quelques écoles. Ou encore cette tribune sur le droit d’importuner publiée dans le sillage de MeToo par notamment Catherine Deneuve et qui montrait une grande incompréhension du mouvement social et populaire qui était à l’œuvre avec MeToo. Il y a un travail considérable à mener pour faire connaître l’histoire des mouvements féministes et des mouvements LGBT ou encore le fruit des études sur le genre. Ces connaissances et cette culture manquent au débat qui reste souvent indigent face à des stratégies antiféministes bien rodées et une misogynie toujours bien présente. Il y a un vrai travail à mener pour faire accepter et adhérer à une culture de l’égalité qui serait un outil de liberté et d’émancipation de chacun.
1 Florence Rochefort est spécialiste d’histoire des féminismes, chargée de recherche au CNRS au sein du Groupe Sociétés Religions Laïcités. Elle est membre de la revue Clio Femmes, Genre, Histoire et a publié une Histoire mondiale des féminismes (PUF, Que-sais-je?)
2 Ne nous libérez pas, on s’en charge : une histoire des féminismes de 1789 à nos jours. Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel. La Découverte, 2020