Le Stûck, la Mige, le Buzuk, la Gabare, le Rozo. Ces noms bizarres ne vous disent rien ? Ce sont des exemples de monnaies locales. De quoi s’agit-il et quelle est leur utilité ? Nous nous sommes entretenus avec Charlotte Bazire, chargée de communication du Mouvement Sol qui vient de publier le rapport d’une enquête sur l’impact social des monnaies locales.
Qu’est-ce que le Mouvement Sol ?
Le mouvement existe depuis les années 2000. Il a été impulsé par la création de la première monnaie locale en 2010, l’Abeille, dans le Lot-et-Garonne. Nous voyons le mouvement comme un laboratoire d’expérimentation monétaire car le réseau compte également, dans une moindre mesure, des SEL, systèmes d’échanges locaux, basés sur le temps travaillé. Donc le mouvement fédère, accompagne et représente les associations de monnaies locales. Il y en a 82 aujourd’hui en France. Il les appuie dans leur développement au service des territoires. Par exemple, en les aidant à s’adresser aux collectivités pour nouer des partenariats, développer un moyen de paiement numérique. Mais aussi en les mettant en réseau via un système de communication interne pour mettre en lien les associations et mutualiser les ressources. Ainsi chaque monnaie locale bénéficie de ce qui est fait ailleurs.
Comment peut-on définir une monnaie locale ?
Une monnaie locale et citoyenne circule sur un territoire local, à savoir un département ou une région. 95 % d’entre elles sont créées et gérées par des citoyens. Il y a donc une vraie base citoyenne dans la naissance des monnaies locales. Elles sont gérées de manière démocratique par les adhérents de l’association, particuliers, professionnels ou collectivités. Il y a en effet des commerces, des associations qui acceptent un paiement en monnaie locale et gèrent avec les utilisateurs le développement de cette monnaie. Enfin, elle est complémentaire à l’euro. Un euro = une unité de monnaie locale. Donc elle n’a pas vocation à remplacer l’euro mais elle vient répondre à des besoins ultra-locaux. Elle permet de garder toute la richesse locale sur le territoire. Une dernière caractéristique est que la monnaie locale est totalement déconnectée du marché boursier et liée à l’économie réelle. Son taux ne changera pas. Elle ne peut pas être mise en vente ni sortir du territoire sur lequel elle circule.

Dans quel contexte les premières monnaies locales ont-elle été créés ?
On était dans le contexte de la crise des subprimes de 2008 qui a sévit un peu partout dans le monde. Le but était de permettre la réappropriation citoyenne des règles de la monnaie de façon à se prémunir d’une éventuelle prochaine crise. On l’a vu avec le mouvement Occupy Wall Street à New York. Il fallait pouvoir continuer à échanger entre nous, vivre de notre métier, se nourrir, se loger…
Concrètement, quelles sont étapes pour créer une monnaie locale ?
Le groupe de citoyens qui souhaite créer une monnaie locale doit se monter en association. Ils s’adressent ensuite à un imprimeur habilité à produire des billets de monnaie locale. Contrairement à ce que croient beaucoup de personnes, les billets sont sécurisés. Ce ne sont pas des billets de Monopoly. Ils ont des filigranes, des bandes grises en encre métallique. Le papier est spécial. Il peut y avoir un QR code sur chaque billet, ce qui les rend uniques. Ce qui explique qu’à ce jour, aucune monnaie locale n’a été falsifiée.
Ensuite, il faut créer un réseau. Donc convaincre les collectivités, les commerçants, les producteurs pour avoir les premiers partenaires. Et enfin, communiquer de façon large auprès de la population pour voir assez d’utilisateurs.
Tout ce travail est réalisé de manière bénévole. Rares sont les monnaies locales qui ont des salariés. L’Eusko, dans le Pays basque, qui est la monnaie la plus développée d’Europe, compte 14 salariés. Mais c’est une exception. Ce sont majoritairement des petites équipes.

Comment s’utilise une monnaie locale ?
Il suffit d’adhérer à l’association qui porte la monnaie locale. L’adhésion se fait à prix libre et conscient. Souvent, les associations indiquent un prix moyen pour faire vivre la structure, mais chacun est libre en fonction de ses moyens. Pour les professionnels qui souhaiteraient accepter ce mode de paiement, ils doivent d’abord signer une charte éthique. Ils s’engagent ainsi pour la transition écologique et solidaire. C’est une base partagée par toutes les associations. Ensuite, pour l’utiliser, on peut changer ses euros contre la monnaie locale dans des comptoirs de change. Ce sont traditionnellement des commerces adhérents qui se proposent comme comptoir de change. De plus en plus, les associations proposent un moyen de paiement numérique, qui permet de recevoir la somme en monnaie locale sur un compte en ligne.

Quels sont les avantages pour le territoire ?
Il y en a plusieurs. D’abord, il s’agit d’un outil monétaire géré de manière collective. Tous les adhérents vont se rejoindre dans ce projet commun. Ils prennent les décisions de manière démocratique. Donc ça remet de la démocratie dans un projet monétaire local. Cela fait de la monnaie un bien commun. Pas juste une fin en soi par lequel on s’enrichit mais un outil au service de tous.
Le deuxième avantage c’est de renforcer la résilience de territoires en gardant la richesse économique en local, puisque la monnaie ne peut pas sortir. Ensuite le système vient en soutien aux commerces de proximité, entreprises et associations locales puisque tous les échanges doivent être réalisés avec des acteurs du territoire, engagés dans une démarche écologique et sociale. Enfin, il accompagne la transition écologique sur le territoire car tous les euros échangés sont placés dans une banque éthique. Toutes les associations travaillent avec La Nef et/ou Le Crédit coopératif, qui sont considérés comme les plus éthiques et les plus transparentes en France. Elles financent respectivement des projets environnementaux/sociaux/culturels et des projets de l’économie sociale et solidaire. Donc tous les euros échangés, qui représentent 5 millions, vont dans ces projets. Les monnaies locales ont donc un double impact.
Vous avez mené une enquête d’un an demi auprès de ces associations pour mesurer l’impact social de monnaies locales. Quelles sont les conclusions ?
Nous avons cherché à interroger les 82 associations de monnaies locales. 65 ont répondu. Il s’agit de questionnaires spécifiques pour les utilisateurs, les professionnels et les bénévoles des associations. Nous avons été accompagnés par le cabinet Trans-Formations& associés, avec le soutien de la Fondation Terre Solidaire et la Fondation du Crédit Coopératif. Nous avons ainsi pu mesurer l’impact des monnaies locales dans plusieurs secteurs : la citoyenneté, la solidarité, l’écologie, l’économie et les dynamiques territoriales. Pour la citoyenneté par exemple, 69 % des utilisateurs qui ont répondu se sentent plus à l’aise sur les sujets d’économie. Comparativement, selon un sondage Ipsos, 1 Français sur deux considère que l’économie est un domaine d’experts et qu’ils ne sont pas compétents. Donc cela signifie que les monnaies locales permettent de se saisir de ce sujet et se rendre compte que ce n’est pas juste une affaire d’expert mais l’affaire de tous.

Dans le domaine de l’économie, 22 % des professionnels adhérents qui ont répondu notent un effet positif de la monnaie locale sur leur chiffre d’affaire. Le système fait venir de nouveaux clients. De plus, les entreprises réutilisent les unités de monnaies locales en payant leurs fournisseurs qui font partie du réseau. Les professionnels peuvent recevoir une partie de leur salaires en monnaie locale. Enfin, ils peuvent devenir comptoir de change. Il faut savoir aussi que les réseaux n’étant pas toujours complètement développés et manquant parfois de certains commerces, les professionnels peuvent demander à échanger des unités de monnaies locales contre des euros pour ne pas être coincés avec.
Enfin, sur la partie écologie, 84 % des professionnels adhérents ont adapté leurs méthodes de travail pour réduire leur impact environnemental. Cela s’explique par le fait qu’ils font partie d’un réseau d’autres acteurs engagés dans la transition écologique, ce qui crée un partage d’expériences, des échanges de pratiques pour s’améliorer.

Vous avez mené l’enquête pendant la crise du Covid. Est-ce que vous avez pu mesurer la capacité de résistance des territoires qui avaient une monnaie locale ?
Nous avons observé que certaines associations ont mis en place des initiatives pour venir en aide à leurs commerçants adhérents et promouvoir leur monnaie locale, qui a encore plus de sens en cette période de crise. Deux associations ont ainsi proposé des avances de trésorerie à leurs professionnels adhérents. D’autres ont organisé une livraison à domicile de produits de leurs agriculteurs adhérents. Plus globalement, certaines associations ont noté un intérêt plus important pour la monnaie locale, notamment de la part des professionnels qui se retrouvaient dans les valeurs, comme privilégier les produits locaux plutôt que les grandes surfaces.
Si l’on se projette dans l’avenir, comment voyez-vous l’évolution des monnaies locales ?
On observe déjà un développement des monnaies locales depuis deux ans. De plus en plus de collectivités adhèrent à des associations. Depuis avril, la ville de Nantes a adhéré au Moneko. La Métropole de Lyon vient d’adhérer à la Gonette. C’est la collectivité française la plus importante en terme de taille à rejoindre une monnaie locale. La communauté de commune du Pays basque a adhéré à l’Eusko. Les collectivités se sont aperçues que la monnaie locale est un outil bénéfique pour leur territoire. Ce qui est un tournant significatif.

Ensuite, je pense que le rapport de notre enquête sur l’impact social des monnaies locales va aider les associations dans leur développement. Jusque-là, on listait les avantages du système mais on n’avait pas de preuve concrète. Désormais, on a des chiffres. Cela permettra aux associations de convaincre les élus, d’interpeller les candidats aux régionales pour leur montrer l’impact de cet outil.
Plus d’infos : Mouvement Sol
1 Les photos de billets ont té trouvées sur le site de la Pêche, monnaie d’Île-de-France